Publié le 15 janvier 2024

Texte et traduction anglaise de Marie Guélain. Article paru dans la Lettre des Amis n°98.

Les Amis ont accueilli en septembre dernier Christopher Tucker et son épouse Susanne venus à La Rochelle pour visiter le musée maritime et DAMIEN. Ils connaissaient certes l’aventure du voyage de Janichon et Poncet mais pas le bateau qu’ils n’avaient connu que sur plans. Ce fut une surprise des plus agréables pour Christopher de découvrir que Damien était tout ce que son père avait imaginé et développé pour la coque, le pont, la voilure, les aménagements, le confort, la flottabilité et la résistance des matériaux.

Il restait admiratif pour les Amis qui avaient pu conserver les mêmes éléments et principes pour sa restauration. Christopher et Susanne Tucker ont promis de revenir bientôt à La Rochelle pour naviguer sur Damien. Ils ont exprimé cependant une petite déception pour l’absence de référence à Robert Tucker dans l’exposition. La reconnaissance de ses talents est attestée par le nombre de bateaux Tucker répartis sur toutes les mers du monde.

Sa biographie transmise par son fils aîné Anthony (que nous remercions chaleureusement) présente les facultés d’ingéniosité et d’instinct de Robert Tucker en matière de plaisance.

Fils d’un manœuvre de chantier naval, Robert H. Tucker, l’aîné d’une famille de sept enfants, naquit le 7 octobre 1923 à Gillingham dans le comté de Kent. Il suivit les cours de l’école locale puis, en 1939, s’inscrivit comme apprenti-charpentier au Royal College of Naval Constructors (bureau d’architecture de la Royal Navy) dans le chantier naval de Chatham. Pendant la dernière guerre, il travailla sur des unités de surface et des sous-marins.

En 1944, appelé, il sert 14 mois dans la RAF puis retourne au chantier de Chatham. Il suit en même temps un cours de physique à l’université de Glasgow. Après la guerre, c’est au département de recherche d’Eddiswan à Enfield Wash (Middlesex) qu’il travaille sur des diodes thermoïoniques (encore utilisées dans les radios et les amplificateurs modernes).

En 1946, il épouse Elsie Knotts qui travaille aussi pour Eddiswan. Recruté par l’Institute of Electric Engineers, il devient assistant rédacteur de leurs publications techniques.

Début des années 1950, il commence à dessiner des petits bateaux de plaisance sur une petite planche à dessin placée sur la table de cuisine. En 1953, le Silhouette16’6’’ a les honneurs de la revue «Yachting Monthly». C’est le premier petit «bateau de poche» que peut s’offrir l’anglais moyen. Ce modèle, accessible à la construction amateur, rencontre un franc succès. Il sera suivi, en 1957, par le Silhouette II reconnaissable par sa tonture sinueuse. Construit tant par des professionnels que par des amateurs, ce fut le premier bateau à aileron de quille. Le contreplaqué devient le principal matériau utilisé dans la construction de masse et accélère la révolution de la plaisance.

Avec le démarrage de Silhouette II, d’autres plans Robert Tucker suivirent et beaucoup de ces bateaux devinrent populaires dans le milieu de la plaisance.

De Caprice et Ballerina à JSB (Jean-Sébastien Bach, le premier des Damien français), plusieurs plans portèrent des noms associés à la musique et se sont révélés des bateaux marins très compétents. Ils ont été souvent associés à la haute mer et à des voyages dépassant les exigences de la Recreational Craft Directive (directives sur la navigation de plaisance).

Tucker resta à l’IEE jusqu’en 1961 et décida ensuite de travailler à plein temps comme architecte naval. Il déménagea à Southbury, Enfield Town où il disposait d’un espace de travail. Dans les années 1960 lorsque le polyester renforcé commençait à remplacer le contreplaqué, Robert Tucker adapta certains de ses plans à ce matériau et d’autres furent directement construits en polyester. Des unités dessinées par Tucker étaient en construction dans 49 pays. En 1969, il engage comme apprenti son plus jeune fils Anthony qui dirige aujourd’hui le chantier.

Robert Tucker n’est pas connu comme architecte de bateaux à moteur, cependant ceux qu’il a dessinés : Bell 27, Moonraker 36, Seejen 18 (vainqueur de la classe Offshore IIID en 1972), Lochin 33, etc. restent encore bien présents et on en construit encore. À la fin des années 1960, il s’intéresse aussi à l’acier et au ferro-ciment. En particulier, il développe le système de construction à bouchain vif utilisable tant par les amateurs que les professionnels.

Il prit une semi-retraite en 1978 et s’impliqua dans une société spécialisée dans la transformation de péniches hollandaises en bateaux-hôtels navigant sur les canaux intérieurs.

Des problèmes de santé mentale et physique se manifestèrent, il mourut d’une attaque cardiaque en 1998. Trois enfants lui survivront dont Anthony qui prend la direction de l’entreprise de son père.

On se souviendra de Robert Tucker pour les «pocket cruisers» en contreplaqué et polyester, leurs qualités marines, l’introduction des quilles à aileron pour la plaisance encore d’actualité aujourd’hui.

ET NOTRE DAMIEN DANS CE PAYSAGE ?

C’est Jérôme Poncet qui raconte son coup de cœur :

«Je me souviens très bien de cette fin de journée d’automne 1963, passée en montagne, lorsque deux frères d’une famille amie de la nôtre me font part de leur projet de construire un bateau et de partir «Autour du Monde» ! J’avais 17 ans, les pressions pour choisir une direction dans la vie devenaient pesantes… ce fut l’éclair : celui qui illumine tout, celui qui foudroie les institutions et laisse un chemin tout blanc que l’on oblige de suivre sans alternative. Les deux frères, Alan et Pierre Lederlin, étaient déjà en contact avec Robert Tucker, qui, avec le cahier de charge livra les plans d’un bateau de 10 mètres, performant, léger, et en bois moulé pour être construit par des amateurs. J’avais plus de connaissances nautiques qui m’ont servi tout simplement à approuver le projet et à reconnaître que tout était bien pensé. Dans les mois qui suivirent, je «recrutais» mon camarade d’école Gérard, et le premier but fut de sauver tout l’argent que nous pouvions pour acheter le double des plans du Damien. Nous avons donc contacté Robert Tucker par courrier, mais nous ne l’avons jamais rencontré. Pendant ce temps les deux frères étant un peu plus âgés que nous et compétents dans le travail du bois, s’étaient mis à l’ouvrage dans un hangar qu’ils avaient construit sur la propriété de leurs parents dans la région de Grenoble. Nous les visitions régulièrement, c’est petit à petit que nous avons vu naître les formes élégantes du bateau, mais pour nous, il n’était pas envisageable de construire la coque, nous voulions un chantier. Dans un sens, nous prenions du retard car il fallait pouvoir économiser pour pouvoir payer la première traite au chantier Desborde (Nautic Saintonge) à Saujon, mais il est intéressant de noter qu’au final Damien fut prêt un an avant le «Jean-Sébastien» (à cause du musicien), avec à peu près le même investissement financier.

«Jean-Sébastien» fut mis à l’eau alors que nous étions déjà de l’autre côté de l’Atlantique, il fit sa période d’essai en Méditerranée, et puis sur le grand départ, en route vers Casablanca, il fut éperonné par un ferry et disparut. Les deux frères s’en sortirent grâce au canot de sauvetage, mais cinq années de dur labeur, de beau travail, de rêves avaient disparu…il faut beaucoup de résilience pour s’en remettre.»

Départ de LR 1969 et retour LR 1973

Robert Tucker fut membre associé du Royal Institute of Naval Architects (RINA) et joua un rôle actif dans le comité des Yacht Brokers, Designer and Surveyors Association (YBDSA). Il aimait la musique classique dont il avait une connaissance profonde et jouait brillamment du piano.

Retrouvez cet article illustré dans La Lettre des Amis n°98