Qui aurait prédit, il y a un demi-siècle, que les noms de ce bateau et de son propriétaire susciteraient encore aujourd’hui tant d’émotions et de vocations maritimes ?

Jean Fricaud, l’industriel précurseur

Joshua est né tout au sud de la Bourgogne, à Chauffailles. Une ville bien loin de l’océan où l’on a peine à imaginer qu’un croiseur de haute mer puisse voir le jour. C’est que le fameux ketch rouge est le fruit de la rencontre de Bernard Moitessier et de Jean Fricaud1, industriel à Chauffailles. Les deux hommes ont un parcours atypique et leur rencontre a changé leur destin.

À la fin des années 1930, Jean Fricaud, alors adolescent, travaille dans la forge de son père à Ouroux-Bois-Sainte-Marie. Ingénieux et énergique, sa réputation parvient aux oreilles de Faustin Potain, fournisseur de matériel de bâtiment. Il lui commande un prototype de brouette. Jean réalise la brouette sur-le-champ. Le verdict tombe : « Tu ne restes pas ici ! ». M. Potain lui donne d’emblée des responsabilités au sein de l’entreprise. C’est ainsi que Jean Fricaud devient un collaborateur de premier plan qui permet la construction des grues qui feront de Potain2 le leader mondial que l’on sait.

Mais ce costume de collaborateur est trop étroit pour lui. Il s’établira donc à Chauffailles comme sous-traitant de Potain. Il y diversifie son activité en fabriquant des pelles mécaniques en pleine période de reconstruction. Elles feront sa réputation et participeront au développement économique de Chauffailles.

Cet homme apprécie le calme des parties de pêche. Au Grau-du-Roi, lors de vacances familiales, il découvre la pêche en mer et l’idée lui vient de se construire un bateau en acier. Ainsi naît le Sainte-Marthe et un savoir-faire que son fils Joseph développera avec META, son entreprise installée à Tarare.

La rencontre Fricaud-Moitessier

De son côté, Bernard Moitessier narre ses dix années d’aventures sur les mers dans un livre fameux. C’est Un vagabond des mers du sud qui connaît un beau succès en 1960. Les droits qu’il en tire lui permettent d’envisager d’avoir un autre bateau. À l’époque, il est employé à vendre sur les marchés des bidons de polish pour les voitures.

Un architecte naval, Maurice Amiet, l’invite à contacter Jean Fricaud qui maîtrise la technique des bateaux en acier. Mais le projet de Moitessier est toujours de construire en bois. Il envoie son livre à l’industriel de Chauffailles. Après l’avoir lu, ce dernier lui répond d’une lettre de six lignes : « Passez me voir. Je crois qu’on arrangera ça ». La rencontre a lieu et il en ressort une estime réciproque entre les deux hommes. Fricaud propose au marin de réaliser son bateau pour le prix de l’acier, soit 7 000 F de l’époque. Il dira à son entourage, marqué par la personnalité de Moitessier : « Ce gars mérite un bateau ! ».

Ce gars mérite un bateau

Jean Fricaud

Lors de sa visite, Moitessier a visité le Sainte-Marthe rapatrié à Chauffailles pour des travaux d’aménagement. Il est impressionné par la qualité du travail : « à bord de Sainte-Marthe, tout est simple, net et sans surprises, comme l’est Fricaud… ». C’est d’ailleurs un point commun qui réunit les deux hommes : un goût pour la simplicité qui s’appuie sur des trésors d’ingéniosité3.

Le bateau en projet s’appelle à l’époque Maïté et il doit mesurer 10,50 m. Fricaud propose à Moitessier de le porter à 12 m pour le même prix. Et il lui suggère de tester un bateau en acier, son Sainte-Marthe, lors des vacances de l’été 1961 que la famille Fricaud doit passer en Corse. Moitessier sera le skipper et ainsi pourra peaufiner son projet. Moitessier est conquis par le projet autant que par l’homme dont il vantera les qualités à de nombreuses reprises ; d’autre part, après avoir fait le skipper sur le Sainte-Marthe, il s’est résolu à construire son bateau en acier. De son côté, Jean Fricaud a été séduit par un marin beau parleur.

De Maïté à Joshua

Joshua Slocum

Moitessier, aidé de César, Alexandre et Aimé Démurger, attaque la construction de Joshua. Le nom a changé et devient ainsi un hommage au premier circumnavigateur de l’histoire, le Canadien Joshua Slocum.

Il s’est installé pour quelques mois à l’hôtel du Commerce, à 200 m de là, tenu par la famille Démurger. Discret, mais courtois, Moitessier est d’un naturel plutôt réservé. Ce n’est pas un bonimenteur et il mène une vie simple, presque austère. Il est venu avec les vêtements qu’il avait sur lui. À tel point qu’on en prêtera à celui qui passe presque pour un vagabond. Lorsqu’il est invité à dîner quelque part, déclinant les bons plats qu’on lui prépare, il préfère manger un plat de riz.

Le chantier débute le 1ᵉʳ septembre 1961.

Aux côtés de César Alexandre, maître-expert en chaudronnerie et Aimé Démurger, soudeur hors pair, Bernard Moitessier travaillera à la réalisation de l’œuvre. Il est impressionné par l’agitation qui règne dans l’usine : « Il m’est arrivé de voir travailler des ouvriers, mais jamais comme ici : affolant ! L’usine bourdonne comme une ruche, pourtant nul ne bavarde et il me faudra cinq semaines pour apprendre qu’il existe un contremaître : celui-ci travaille comme les 249 copains… ». Le chantier va bon train. Chacun s’active et fait preuve de virtuosité. Moitessier est véritablement habité par son projet. Au point de dormir dans la coque vide, vers la fin du chantier ! Aimé Démurger, s’activant au fond du bateau, se brûlera le pied, ce qui l’obligera à s’arrêter quelques jours. Moitessier lui rendra visite chez lui, inquiet pour sa santé, mais aussi pour la conduite du chantier.

Membrures en acier de Joshua
Membrures en acier de Joshua, archives Meta-Fricaud

Nous sommes le 6 février 1962. L’affaire a été rondement menée. La veille, certainement sous l’action de Jean Fricaud, Moitessier a pris une cuite mémorable. Le bateau est chargé sur un camion qui le conduira vers la Saône, à Lyon. On n’a rien pour signaler l’arrière du convoi. Qu’importe ! Un ouvrier trempera un chiffon dans la peinture rouge qui recouvre Joshua. Le bateau partira ainsi vers son destin, laissant sur le bitume de la ville son premier sillage de gouttes d’un rouge désormais mythique. Joshua est né !


  1. Voir cet article. ↩︎
  2. Pablo Aiquel signe L’inoubliable épopée de Potain à La Clayette, qu’il a composé avec un collectif de huit anciens salariés de l’entreprise clayettoise ( ↩︎
  3. Sur cette simplicite, notamment celle du pont de Joshua, voir ici ↩︎